Lécologie politique, un concept qui ne veut rien dire ?
Jean-Marie Harribey
Le Passant Ordinaire, n° 38, janvier-février 2002
Laggravation des crises socio-écologiques met au centre du débat public lémergence dune pensée politique dont la vocation serait de théoriser et mettre en uvre une attitude nouvelle vis-à-vis du monde et de ses habitants. La posture de cette pensée dénommée « écologie politique » serait radicale parce quelle romprait avec toutes les autres pensées politiques, anciennes ou encore actuelles, et ainsi constituerait un nouveau paradigme. Nombreux sont les écologistes qui se réclament dun tel paradigme et certains penseurs attentifs à leurs thèses les invitent à cultiver cette autonomie, tel Bruno Latour (1). Or, il nest pas certain que lécologie politique ne soit pas un concept qui ne veuille rien dire.
Lécologie politique, ailleurs ?
Lécologie politique, nous dit Bruno Latour, ne serait ni de droite, ni de gauche, ni dextrême droite, ni dextrême gauche. Il ne reste plus que deux lieux : au centre ou ailleurs. Pour que la première solution soit la bonne, encore faudrait-il que le centre existe en politique et quil ne soit pas un paravent de droite. La seule conjecture subsistant est donc un ailleurs. Ailleurs du monde, ailleurs des rapports de forces dans la société, ailleurs des conflits et des représentations collectives qui structurent les relations sociales et leurs expressions politiques. Et, située strictement ailleurs, sans aucun point de jonction avec quelque force agissant dans la société, sans aucune prise sur le monde réellement existant, elle serait tout de même le ferment dune recomposition de léchiquier politique. Cela ne tiendrait-il pas du miracle ? En rejetant les anciennes utopies de transformation sociale au prétexte quelles auraient reproduit les scories modernistes, lécologie politique ferait table rase : mais ne recréerait-elle pas ce quil y a de plus contestable dans les utopies quelle dénonce et ne sexterioriserait-elle pas elle-même du monde quelle prétend ressouder ?
Lécologie politique ne serait ni moderniste, ni progressiste, mais elle hériterait des ambitions du socialisme. Comprenne qui pourra. En prenant le relais du socialisme, elle ne serait cependant pas anti-capitaliste ! Si lon suit bien, le progrès, le socialisme révolutionnaire et le socialisme social-démocrate étant récusés, ce socialisme-là ne pourrait être que conservateur. Une troisième voie bis ?
Lécologie politique ne craindrait ni le capitalisme, ni la mondialisation. La précision donnée étant double, elle signifie sans doute que la mondialisation en cours nest pas la mondialisation capitaliste. On eût aimé connaître quelle mondialisation se déroule sous nos yeux. Vraisemblablement, la redondance nest pas une étourderie. Elle sert à légitimer ensuite un plaidoyer en faveur dune mondialisation définie indépendamment du rapport social fondamental qui structure le monde depuis trois siècles et qui est sur le point aujourdhui dachever la généralisation des rapports de propriété bourgeois : tout transformer en objet de propriété privée, même leau et lair, le savoir humain accumulé et les connaissances futures sur le génome des espèces vivantes, de façon à en faire des marchandises et donc des objets de profit. Et lécologie politique transcenderait cette réalité, la contournerait, mais serait capable de redonner un horizon au monde en lévitant.
Ce déni de réalité est revendiqué : non seulement lécologie politique ne craindrait pas le capitalisme mais elle ne reconnaîtrait pas lexistence du capital et de son esprit. En effet, pourquoi craindre quelque chose qui nexiste pas ? La seule crainte qui pourrait demeurer serait celle du fantôme du capital. Il faudrait demander à toutes les victimes des plans dajustement structurel qui croulent sous laccumulation dune dette pourtant plusieurs fois remboursée, à tous les licenciés pour cause dimpératif de hausse boursière, si, par hasard, ils ne seraient pas sujets à des hallucinations.
Une nouvelle épistémologie ?
Lécologie politique ne se définit pas que négativement. Selon Bruno Latour, implicitement, elle fonderait une nouvelle épistémologie en refusant la séparation de léconomie et de la politique qui serait imputable à léconomie politique classique née au XVIIIè siècle. Comment peut-on espérer construire une nouvelle épistémologie sur la base dune interprétation doublement erronée de celle qui est dénoncée ? Premièrement, léconomie politique était, dans la tête de ses concepteurs, demblée politique ! Parce que la production et la répartition des richesses se déroulaient dans un cadre social particulier, mettant en présence conflictuelle des capitalistes, des travailleurs et des propriétaires fonciers. La contradiction des économistes classiques se situant dans leur croyance aux lois naturelles de léconomie au sein dun environnement pourtant pensé comme social et historique. Deuxièmement, lautonomisation de léconomie du reste de la société ne fut pas le fait de léconomie politique, mais celui du développement du capitalisme qui a progressivement imposé ses « valeurs » marchandes à lensemble de la société, en même temps quil assurait la suprématie de la « valeur » sur la valeur dusage. Léconomie politique a seulement théorisé cette autonomisation et en a donné ainsi la légitimation. Mais croire au rôle premier et à sens unique de la pensée sur lévolution matérielle serait renouer avec un idéalisme philosophique qui augurerait mal dune nouvelle épistémologie.
La simultanéité de la crise sociale et de la crise écologique nest pas fortuite. Toutes deux sont le produit dun développement économique mené avec pour seul critère de calcul et de décision le profit maximum. Crise sociale et crise écologique se renforcent mutuellement pour deux séries de raisons. Premièrement, les plus pauvres sont ceux qui pâtissent le plus de la dégradation du cadre de vie, tandis que lépuisement des ressources naturelles aggrave les contraintes pesant sur laccumulation du capital. Deuxièmement, le capitalisme opère conjointement une double réduction-instrumentalisation : il réduit lêtre humain à létat de rouage anonyme du travail abstrait, lui ôtant toute son individualité et sa créativité ; et il réduit la nature à létat de stock quil na de cesse dévaluer à laune des catégories marchandes.
La conclusion politique que lon peut tirer de ce constat est que la modification des relations de lhomme avec le reste du monde vivant ne pourra se faire vraiment quau sein de rapports sociaux radicalement transformés. En ce sens, Bruno Latour a raison de dire que lécologie nest pas une question de défense de la nature. En retour, il serait illusoire de croire à la possibilité de transformer les rapports sociaux en récupérant tel quel le modèle de développement hérité du capitalisme.
On voit à quel point la préservation et lextension du champ de la propriété collective, au moment où tout est menacé de basculer dans le champ de la propriété privée, restent des objectifs essentiels. Cependant, la gestion collective des conditions matérielles de vie ne supprime pas une difficulté inhérente à toute activité humaine, quels que soient les rapports sociaux dominant, celle de lincommensurabilité entre le présent et lavenir qui empêche de définir un critère objectif dallocation des ressources rares entre les différentes générations. Tout redevient donc politique. Ce nest pas la moindre revanche de léconomie du même nom et de sa critique qua menée Marx.
Tout redevient politique, et notamment les finalités qui sont assignées à la recherche scientifique alors que celles-ci sont aujourdhui de plus en plus dictées par les intérêts des grandes firmes. La société doit en retrouver la maîtrise pour que les interrogations sur le sens du progrès et la notion même de progrès soient de véritables objets de débat démocratique. La mise en cause dune conception linéaire du progrès, plus positiviste que matérialiste, commune au marxisme traditionnel et au libéralisme, est à ce prix. Le développement illimité des forces de productives serait aussi dangereux dans un après-capitalisme que dans le capitalisme.
Limpasse verte
Lécologie politique ne peut constituer le ferment dun nouveau paradigme tant quelle ne sintègre pas dans une vision plus large de transformation sociale. Lorsque les écologistes en restent à une critique du productivisme sans autre caractérisation sociale, ils se condamnent à limpuissance dune mouche du coche. Ils définissent le productivisme comme la production sans autre finalité quelle-même, ce qui constitue une première erreur car, si cétait vrai, on ne comprendrait pas pourquoi, périodiquement, la production capitaliste est consciemment ralentie. Le productivisme est donc une production pour le profit (produire beaucoup quand cela rapporte beaucoup, produire moins ou pas du tout quand cela rapporte peu). Cette première erreur renvoie à une seconde plus fondamentale qui consiste à mettre les contradictions sociales sur le compte dune relation avec la nature. La tentative du capitalisme dachever la révolution bourgeoise des rapports de propriété constitue limpensé de la grande majorité des écologistes.
Il ny a donc pas despace politique autonome pour une écologie politique qui ne sinscrirait pas dans une perspective anti-capitaliste. Le ralliement des écologistes de droite à la droite paraît assez naturel, pourrait-on dire. Celui des écologistes de gauche à la gauche social-démocrate atteste de limpossibilité dexister sur une base social-démocrate, voire social-libérale, quand la place est déjà occupée. Sauf à supposer une disparition aussi soudaine quimprobable du pôle social-démocrate-libéral, une telle stratégie est vouée à la dissolution ou à la satellisation. Le renoncement au dogme « ni droite, ni gauche » a malheureusement été compris par les écologistes français simplement comme la fin du refus des alliances alors quil aurait dû signifier une articulation nouvelle entre la transformation des rapports sociaux le social ne se réduisant pas à lhumanitaire et lécologie. Pour sortir de lenfance, lécologie politique doit devenir politique et cesser de se croire a-idéologique comme toutes les idéologies.
(1) B. Latour, « Douze thèses pour sauver les Verts deux-mêmes », Le Monde, 7 décembre 2001.