Répartition ou capitalisation : on ne finance jamais sa propre retraite
Jean-Marie Harribey
Le Monde, 3 novembre 1998
Le Conseil danalyse économique qui entoure le Premier Ministre vient de publier un rapport, un de plus, sur le problème du financement des retraites. Le Monde lui fait écho en y consacrant de nouveau un abondant dossier. Le leitmotiv est connu : le vieillissement démographique posera rapidement un redoutable problème de financement. Osons laffirmer sans ménagement : ce diagnostic est tronqué et donc totalement faux.
Le point de départ du raisonnement est toujours le même : dans un régime de retraite par répartition les actifs payent pour les inactifs et, compte tenu du raccourcissement de la vie active et de lallongement de lespérance de vie, la charge pesant sur les actifs sera toujours plus lourde dans un tel système. Sous-entendu : dans un système par capitalisation, les actifs ne payent plus pour les inactifs. Or, quel que soit le système, les retraites représenteront toujours une partie du produit national de la période où elles seront versées. Les actifs du moment font toujours vivre par leur activité productive les inactifs du moment et lépargne utilisée aujourdhui à des fins productives sera récupérée par les épargnants sur le compte de la production de demain réalisée par les actifs de demain. Contrairement à ce qui est suggéré, lépargne placée dans des fonds de pension nest pas mise en réserve. Il ny a pas de congélateur de revenus car le revenu national nest pas un stock, cest un flux qui est engendré à chaque période. On ne finance donc jamais sa propre retraite. Un capital placé aujourdhui ne grossira demain que si un actif travaille demain. Où se situe alors la différence entre le système par répartition et celui par capitalisation ? Le second système institue des droits de prélèvement sur le revenu national futur différents et donc plus inégaux selon les individus que le premier, laccès à ces droits se faisant par le biais de capacités dépargne différentes, les inégalités actuelles préparant ou aggravant les futures. Les auteurs du Conseil danalyse économique objectent que le rendement du système de répartition est en tendance égal au taux de croissance de léconomie, tandis que celui du système par capitalisation lui est supérieur. Evidemment, cela traduit une évolution du rapport de forces en faveur des rentiers et non lexistence dune source miraculeusement plus abondante sur le plan macroéconomique.
Cela dit, il reste deux questions : souffrira-t-on dans lavenir dinsuffisance de richesses ? sinon, que signifient les incantations en faveur des fonds de pension ?
En France, il y avait en 1995 environ 1 actif pour 1,6 inactif. En 2040 il y aura 1 actif pour 2 inactifs. Pour que la charge des inactifs sur les actifs ne salourdisse pas économiquement, il faudra donc que la productivité des actifs progresse en 45 ans davantage que ne se détériore le rapport actifs/inactifs, cest-à-dire 2/1,6 = 1,25. Cela donne un taux de croissance annuel moyen de 0,5%. Il suffit donc que la productivité individuelle moyenne progresse au moins de ce taux pour que la charge économique sur les actifs sallège.
Si lon met en rapport les actifs et les seuls retraités, il y avait 1 actif pour 0,52 retraité en 1995. En 2040, il y en aura 1 pour 0,975. Soit un coefficient multiplicateur de 1,875, correspondant à un taux daccroissement annuel moyen de 1,4%. Là encore, il est fort probable que la charge pesant sur les actifs ne saggravera pas.
Se rappelle-t-on quau lendemain de la seconde guerre mondiale un agriculteur français nourrissait environ trois ou quatre de ses compatriotes ? Personne ne sémeut aujourdhui quil en nourrisse 40 ou 50, alors que lagriculture productiviste fait des ravages. Pourquoi alors tant dinquiétudes au sujet du financement des retraites ? Parce que le moindre changement dans la structure démographique ou dans la manière dutiliser le temps de vie oblige à repenser régulièrement la répartition des revenus, et cela dautant plus que la croissance économique serait modérée, car en cas de forte croissance les nécessaires redistributions peuvent être assurées par le surplus de croissance. De plus, il oblige à repenser simultanément les formes de prélèvements (assiette, taux) pour financer les prestations.
La libéralisation des esprits fait son chemin : le projet de société que la gauche sapprête à faire accepter à une population inquiète de son avenir principalement à cause du chômage est de partir à la conquête du monde. Telle est la philosophie qui sous-tend les propositions de capitalisation ou de capitalisation rampante : saccaparer une part plus grande de la valeur ajoutée mondiale par le biais de fonds de pension qui seront alimentés par les actifs du tiers-monde plus jeunes, moins rémunérés et dégageant donc par leur activité des revenus supérieurs pour les rentiers, petits et grands, du vieux monde développé. Hier, limpérialisme consistait à importer des produits primaires ou des matières premières à vil prix. Demain, il consistera à rapatrier des revenus tirés du travail des exploités du monde entier. En effet, les hedge funds ne produisent rien. Mais les experts du Conseil danalyse économique lont-ils compris ?