Jean-Marie Harribey


Développement soutenable et réduction du temps de travail,

Analyse critique appliquée au cas de la France

Thèse de doctorat en Sciences économiques, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 1996,

sous la direction de Serge Latouche

Sommaire

(Titres Pages)

Introduction 9
I- Quel développement ? 13
A- La nature des enjeux du débat 13
B- L’imbrication des enjeux du débat 15
II- Quelle recherche théorique ? 17
A- Formulations de départ 17
B- Esquisse d’une problématique 18

1° partie : La remise en cause du développement 27

Ch. 1 : La méthodologie de la critique du développement 30
I- Le cadre épistémologique 32
A- Théorie et réalité en économie 32
B- Les critères de scientificité 49
C- Les statuts différents du modèle, de la loi et de la tendance 54
II- Les champs de la critique 59
A- Le temps 60
B- La technique ou la petite histoire du moulin 65
C- La rationalité 70
D- La valeur 84

Ch. 2 : Crise et critique du développement 138
I- La crise du développement 140
A- La crise du développement atteint l’homme 140
B- La crise est écologique 168
II- La critique du développement 212
A- Critique de la problématique du développement 212
B- Critique socio-culturelle du développement. 224

Ch. 3 : L'émergence du concept de développement soutenable 235
I- L'approche du développement durable par les théoriciens du développement 236
A- Le développement humain 237
B- Besoins essentiels et développement endogène 238
C- L’écodéveloppement 239
II- L'approche institutionnelle du développement durable 242
A- L’approche du développement durable par les grandes instances
internationales 242
B- L’approche du développement durable par les grandes entreprises
multinationales 259
III- L’approche du développement durable par les Organisations Non
Gouvernementales 264

A- La Conférence des O.N.G. à Paris en décembre 1991 264
B- Le Forum Global des O.N.G. à Rio de Janeiro en juin 1992 267
C- Signification sociale de l’irruption de la société civile dans les débats
sur l’avenir de l’humanité 269

Conclusion de la première partie 270

2° partie : L'alternative au sein du développement soutenable 272

Ch. 4 : La tentative d'intégration des contraintes environnementales
dans l'économie 274

I- La démarche théorique de l'économie de l'environnement 275
A- L’intégration de l’environnement dans le modèle d’équilibre général 279
B- Les limites de l’intégration de l’environnement dans le modèle
d’équilibre général 303
II- La subordination de l’homme et de l’environnement au productivisme 333
A- La réponse institutionnelle 333
B- Les prévisions de croissance ont un caractère normatif 341

Ch. 5 : La reproduction des systèmes vivants 349
I- L’économie dans l’environnement: une autre démarche théorique 350

A- La méthode de recherche 351
B- L’insertion dans la biosphère et dans son évolution 354
II- Vers une comptabilité patrimoniale ? 361
A- Les bilans-matières 361
B- L’analyse entrées-sorties élargie 364
C- Les comptes de patrimoine naturel 368
D- Les méthodes de construction de nouveaux agrégats de comptabilité
nationale 373

Ch. 6 : L’ambiguïté du concept de développement soutenable 379
I- Un concept multiforme 380

A- Inventaire des controverses sur le développement durable 381
B- Développement durable et valeur 387
II- Développement durable et croissance économique 390
A- La croissance économique illimitée est-elle possible ? 391
B- La croissance économique est-elle souhaitable ? 398
C- La croissance économique est-elle indispensable ? 400

Conclusion de la deuxième partie 411

3° partie : La réduction du temps de travail dans la problématique
de la reproduction des êtres et des systèmes vivants 414

Ch. 7 : Le problème éthique et le principe de responsabilité 418
I- Les fondements d’une nouvelle éthique collective 420

A- L’éthique fondée sur la responsabilité 420
B- “Quête du sens”: les rapports de l’homme avec son travail et avec la nature 435
II- Les obstacles à dépasser pour fonder une éthique 465
A- La résurgence du scientisme 465
B- La fétichisation des rapports avec la nature et des rapports sociaux 467

Ch. 8 : Le problème social et le principe de solidarité 485
I- Les fondements théoriques du principe de solidarité 488

A- Activité, travail, emploi et principe de solidarité 489
B- Le renouveau de la notion de justice sociale pour fonder la solidarité
intragénérationnelle 503
C- Qu’est-ce qu’une société solidaire ? 525
II- La mise en oeuvre du principe de solidarité 559
A- La question de l'emploi dominée par le paradigme de la croissance 561
B- La réduction du temps de travail dans l’optique du principe de solidarité 578

Ch. 9 : Le problème économique et le principe d’économie 638
I- Le dévoiement du principe d’économie 640

A- Le revenu national soutenable 640
B- L’indicateur de développement humain 653
II- Vers un respect du principe d’économie ? 673
A- Le passage de l’économiquement rationnel à l’économiquement raisonnable 673
B- Economiquement raisonnable et relations internationales 686

Conclusion de la troisième partie 700

Conclusion 703
I- Conclusions provisoires 706
A- Conclusions théoriques 706
B- Conclusions politiques 714
II- Perspectives de recherches ultérieures et convergences possibles 719
A- Recherches complémentaires ultérieures 720
B- Convergences possibles 724

Annexes 732

Bibliographie 783
I- Ouvrages et articles de revues 784
II- Articles de presse 822

Table des matières 829

 


Résumé

A la fin du XX° siècle, le développement économique rencontre deux limites: l’une est écologique parce qu’il n’y a pas de croissance économique infinie qui soit matériellement possible dans un monde fini, l’autre est de nature sociale et culturelle parce qu’à l’échelle planétaire les phénomènes de pauvreté, de chômage, d’inégalités, d’acculturation connaissent une recrudescence importante, même dans les pays industrialisés au sein desquels le développement était censé les protéger ou les guérir de ces maux. Contrairement aux visions habituelles, le développement n’a jamais été celui de “tout l’homme et tous les hommes” (Perroux). Nous définissons la crise du développement comme la rupture entre un processus d’accumulation et l’ensemble des procédures de régulation des relations sociales et des rapports entre l’homme et la nature instrumentalisée. Il s’agit d’une crise sociale globale caractérisée par l’insoutenabilité de la répartition des richesses produites, du travail et des ressources naturelles, et qui, a contrario, a assuré la promotion du concept de développement soutenable ou durable.

Dans une première partie consacrée à la remise en cause du développement, nous présentons des éléments de critique méthodologique nécessaires à la compréhension de la crise du développement à la fois dans ses formes concrètes et dans sa conceptualisation. Nous faisons une large place notamment à la critique de la technique (Ellul) et de la rationalité économique, nous reprenons l’analyse de la valeur dans une perspective de critique des rapports sociaux (Marx) et nous nous situons par rapport à la critique socio-culturelle du développement (Latouche). Nous récapitulons ensuite les étapes qui ont conduit à l’éclosion du concept de développement soutenable.

Dans une seconde partie consacrée à la problématique du développement soutenable, nous montrons que celle-ci est placée dans une alternative. D’un côté, la démarche de l’économie de l’environnement consiste à internaliser les effets externes négatifs; elle conduit dans le cadre de la rationalité économique à élargir constamment le champ des activités marchandes. A cette occasion, la théorie néo-classique a tenté d’élargir son domaine d’application à la gestion des biens naturels (à la suite de Hotelling) sous deux hypothèses particulièrement restrictives, la possibilité pour le marché de produire un optimum social et la possibilité de substituer du capital manufacturé à du capital naturel, et au prix de la réduction du temps biologique au temps économique. D’un autre côté, la soutenabilité est définie par l’insertion de l’économie dans la biosphère avec pour perspective la reproduction des êtres et des systèmes vivants (Georgescu-Roegen, Passet). Cette démarche s’interdit de réduire des processus physiques à des grandeurs mesurables monétairement. Nous terminons cette présentation en proposant une typologie des approches du développement soutenable centrée sur les notions de valeur, car c’est au moment même où un nombre croissant d’individus sont exclus de toute possibilité d’insertion sociale et où apparaissent les dangers de la non prise en compte du "patrimoine" naturel que resurgit le problème théorique de la valeur, autant sous sa forme économique que sous sa forme éthique. En définitive, l’ambiguïté du concept de développement soutenable tient au fait qu’il s’inscrit à l’intérieur de la matrice idéologique du développement qui considère la croissance économique comme une condition nécessaire universelle et permanente de l’amélioration du bien-être.

Dans une troisième partie, nous essayons d’articuler un développement qualitatif soutenable permettant la reproduction des êtres et systèmes vivants avec une utilisation des gains de productivité pour réduire le temps de travail de tous, donner un emploi à chacun, et non pour accroître perpétuellement la production. Nous suggérons qu’une telle stratégie repose sur trois principes: responsabilité, solidarité et économie. Le principe de responsabilité (Jonas) définit une éthique collective à l’égard des générations futures en garantissant la pérennité des conditions de la vie. Le principe de solidarité va au-delà d’une simple théorie de la justice (Rawls) puisqu’il définit les moyens d’action en faveur de la justice sociale ici et maintenant. Nous élaborons un modèle de réduction des inégalités de revenus pour dégager les capacités de financer les créations d’emplois indispensables à la résorption du chômage. Nous testons ce modèle sur le cas de la France: il s’avère que, compte tenu de l’ampleur des inégalités, un prélèvement sur les seuls trois derniers déciles des titulaires de revenus est suffisant pour atteindre cet objectif. Notre proposition est opposée à celles de la “pleine activité” ou de l’ “allocation universelle” dont les objectifs ne peuvent être que de pallier les dégâts de l’exclusion sociale mais pas d’y mettre fin. Enfin, le principe d’économie du travail humain et des ressources naturelles limitées vise à rendre compatibles le respect des écosystèmes et l’amélioration qualitative du bien-être. Après un inventaire critique des indicateurs de Revenu National Soutenable et du Développement Humain qui sont peu à même de rendre compte du principe d’économie parce que trop fortement corrélés à la croissance du PNB, nous proposons et calculons un indicateur de progrès purement qualitatif composé de quatre éléments: niveau d’éducation, préservation de l’environnement, activité-emploi, cohésion sociale.

L’entrée dans l’ère de la modernité, le décollage du développement industriel jumelé avec l’instauration de rapports sociaux capitalistes et l’entreprise de domestication de la nature ont conduit la théorie économique dominante classique puis surtout néo-classique à exclure dans un premier temps de son programme de recherche les éléments naturels réputés sans valeur et dans un deuxième temps à nier le travail humain comme fondement de la valeur d’échange des marchandises. Cette double exclusion s’est révélée être une contradiction théorique insurmontable parce que l’irruption de la question de la soutenabilité écologique et sociale du développement a remis en lumière la nécessité d’une théorie cohérente de la valeur économique et d’une réflexion éthique sur ce que l’on peut considérer comme ayant une valeur, mais dans un sens tout à fait différent, parce que non réductible, non agrégeable à l’objet de la mesure économique.

Face à l’incapacité de penser la valeur (en confondant ses deux acceptions) de la nature et à celle de penser la place du travail dans le fondement de la valeur économique et dans la vie de chaque être humain, nous suggérons une reformulation de la théorie dite loi de la valeur ou théorie macro-sociale de la valeur-travail, cohérente avec une exigence de soutenabilité: la valeur économique diminue au fur et à mesure que l’économie du travail et celle de la nature prennent le pas sur leur gaspillage, c’est-à-dire que les valeurs éthiques sont de mieux en mieux respectées. Au terme de notre recherche, nous débouchons sur une question : dans la mesure où le capitalisme est inséparable d’un processus d’accumulation dont la croissance économique est le support, la remise en cause de cette dernière ne conduit-elle pas à envisager la transformation des rapports sociaux fondés sur le salariat et sur la marchandisation de toutes les activités humaines ?