Compte-rendu de lecture
Jean-Marie Harribey
Le Passant Ordinaire, n° 50, octobre 2004
Serge Halimi, Le grand bond en arrière, Comment lordre libéral sest imposé au monde, Paris, Fayard, 2004.
Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, nous avait déjà donné un petit livre tonique et décapant sur Les nouveaux chiens de garde. Il nous offre aujourdhui avec Le grand bond en arrière un monumental ouvrage de plus de 600 pages qui explique par le menu comment les préceptes libéraux se sont peu à peu imposés au monde depuis un quart de siècle. Laffaire avait été bien préparée, de longue date dès laprès-guerre , mais en souterrain, au moment même où les politiques de régulation keynésienne paraissaient indéboulonnables, tant lutopie du marché semblait, elle, inaccessible.
Le livre de Serge Halimi est un livre dhistoire, à la fois histoire des hommes et des femmes qui font lhistoire, et histoire sociale et politique qui est celle des rapports de forces dans la société. On lira avec intérêt comment le libéralisme a pris corps dans la société américaine : « La question raciale et la pléthore de celles qui y sont associées (fiscalité, religion, crime, éducation, pauvreté, prisons) vont apporter au parti républicain les bataillons de suffrages populaires sans lesquels il naurait jamais pu mener, sur la durée, ses politiques de redistribution des revenus au profit des riches. » (p. 117) « Au lieu dimputer leurs revers de fortune aux "riches" (lointains et quils rêvent de rejoindre plus souvent quils nenvisagent de les combattre), certains Américains vont en juger responsables les Noirs (qui, eux, deviennent trop proches, à la fois socialement et géographiquement). » (p. 124). « La dérive technocratique des démocrates, leur identification à un Etat qui a cessé de protéger le monde du travail, leur cour assidue aux milieux daffaires précipitent leur séparation davec les Blancs dorigine populaire qui estiment payer lessentiel du coût induit par le combat pour lintégration raciale. » (p. 135).
Le livre de Serge Halimi offre aussi une ouverture théorique en montrant comment une idéologie devient peu à peu hégémonique : « Lidée de viser à lhégémonie idéologique avant de se retrouver aux affaires, la conviction que lincorporation dun nouveau sens commun dans les habitudes mentales est un préalable à la conquête effective et durable du pouvoir, correspond à la démarche qui fut celle des libéraux, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. » (p. 203-204). Et Serge Halimi rappelle le rôle joué par les penseurs ultra-libéraux comme Friedrich von Hayek ou Milton Friedman.
Le livre de Serge Halimi est enfin politique car il met le doigt là où ça fait mal : « La gauche peut bien parvenir au pouvoir ; nul putsch ne la menace puisque elle-même ne menace rien ni personne. » (p. 245). On ne sétonnera plus de la dépolitisation populaire quand on lit le théoricien Samuel Huntington que cite Serge Halimi : « Le fonctionnement efficace dun système démocratique requiert en général un certain niveau dapathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes. » (p. 249). On pourrait ajouter que les propos du PDG de TF1, expliquant que les programmes de télé débiles préparent les esprits à recevoir le message publicitaire de Coca Cola, sonnent comme un écho aux élucubrations savantes.
Tout cela ne concerne-t-il que les habitants pauvres des pays riches ? Que nenni ! Serge Halimi cite la Chase Manhattan Bank qui « recommandait au gouvernement mexicain décraser les zapatistes et de truquer les élections pour rassurer les marchés financiers soucieux de "stabilité". » (p. 374). Comme le dit Serge Halimi, « le fouet est long, et la main qui le tient, ce sont les cinq doigts du marché. » (p. 387).